MATHILDA
MARQUE BOUARET


TEXTES D’EXPOSITIONS

    Sur toile, carton, métal ou sur brique, les peintures de Mathilda Marque Bouaret ont en commun une curieuse forme d’étrangeté qu’accentue leur apparente maladresse. Ce sont des images inconfortables. Elles émanent d’un monde onirique où des personnages, plus ou moins déformés, sont figés dans des postures à la fois familières et saugrenues. Mathilda Marque Bouaret note des scènes qu’elle voit ou des images mentales dans des carnets dont les dessins seront au départ des tableaux. Elle cherche, dit-elle, à se surprendre. On comprend ainsi le malaise qui peut sourdre des situations que l’artiste met en scène. La lumière, les couleurs, les formes dépeintes dans ces toiles portent la marque de la facticité que les corps ne font que renforcer. L’imagination de Mathilda Marque Bouaret est intranquille, ses peintures hésitent entre humour et frayeur : deux escargots s’enlacent sur la plage, des mouettes à l’air idiot passent par-dessus des personnages, deux mains tiennent « une endive comme un petit oiseau », le dos nu d’une figure au sexe incertain offre une troublante masse nacrée, ce sont toujours des images embarrassantes par leur caractère énigmatique et leur traitement mi-naïf mi-ironique.


    Mathilda Marque Bouaret appartient à une génération qui a choisi la peinture pour y décrire ses rêves. Leur caractère inquiétant donne à cette entreprise le cachet des vérités cruelles.



Texte de Christian Bernard
Exposition La Folle du Logis, Le Printemps de Septembre 2021
Musée des Abattoirs - Frac Occitanie, Toulouse
Note liminaire : Je connais personnellement Mathilda Marque Bouaret et son travail c'est pourquoi, par commodité autant que par affection, dans les lignes qui suivent je l'appellerai simplement Mathilda.


Les anges sont des mouettes…


Mathilda est un drôle de numéro c'est pourquoi sa peinture est aussi de cette nature: drôle, au sens d'intrigante, et ses œuvres graphiques le sont itou; elle dessine beaucoup.

Mathilda peint des tableaux de peinture — pour être sémantiquement précis. Il faut dire que le mot tableau
(table tableau ) nous intéresse ici: Mathilda peint, s'aventure volontiers, sur des supports fort variés (j'allais écrire sur n'importe quoi… pour dire l'étendue des possibilités qu'elle exploite).

Sa peinture est un terrain de jeu, un jeu grave: équilibre tendu entre le badin et le sérieux.
Cette peinture pourrait avoir comme possible titre générique: Le monde vivant, vivant parce que toujours sur le qui-vive ¹.

Le monde peint de Mathilda est apparemment sans queue ni tête — même s’il est plein d'animaux et autres humains qui ne manquent ni de l'une, ni de l'autre — mais il nous enchante.

Devant la peinture de Mathilda nous nous sentons bête. Se sentir bête, se sentir idiot, idiot comme est le réel chez Clément Rosset ². L'idiot est singulier, l'antonyme de pluriel, c'est dire sa rareté. Sa peinture est ainsi.

De la double nature de la peinture
Se sentir bête, et même Idiot bête comme dans l'expression consacrée, devant les tableaux de Mathilda. La peinture quand elle est bonne, au présent de sa rencontre — et son présent est continûment neuf et conséquemment toujours frais — nous dénude de toute pensée pour laisser les sens nous imprimer mutiquement. La peinture quand elle est bonne (bis repetita placent) et celle de Mathilda l'est, nous travaille doublement:
  • premièrement, elle nous vide. Elle est évidante: elle nous creuse, et dans ce creux le frais silencieux* peut s'installer.
  • et deuxièmement elle nous remplit. Elle est évidente: tout est parfaitement visible, à nos yeux rien n'est caché **.
Se sentir bête, incarné, sur le qui-vive, comme ici chez Fabienne Raphoz:

    La mémoire du corps est sûre,
    qui vous fait bête,
    proie ou prédateur,
    c'est-à-dire,
    sur le qui-vive.

De l'acte de peindre
La peintre peint des peintures avec ses mains — la peinture est un travail manuel (et non seulement la cosa mentale des Alberti et consorts) — au bout desquelles il y a des doigts (en nombre variable selon les cas: Cf. une œuvre de Mathilda titrée Le compte est bon) et ces doigts tiennent des pinceaux (il est à noter que les mots doigts et pinceaux sont proches argotiquement parlant!) et ces derniers transportent de la couleur et …

… un des premiers écrits du jeune Robert Walser traite de peinture — et cela fort justement — et s'appelle simplement (le simple est la marque de fabrique de Walser…) Un peintre. Il est de 1904 in "Les rédactions de Fritz Kocher". De ce texte voici quelques lignes applicables à la démarche de Mathilda, au soin qu'elle prend pour peindre.

    Nota bene
   
Ces lignes ont été féminisées pour parler, ici, avec plus
    de pertinence.

Une peintre est un femme qui tient un pinceau à la main. Au bout du pinceau il y a de la couleur. La couleur a été choisie au goût de la peintre. La main lui sert à conduire le pinceau adroitement en suivant les ordres de l'œil qui voit et qui sent. Elle dessine et peint, tout à la fois, avec son pinceau. Les poils d'un pinceau sont d'ordinaire merveilleusement affilés et fins, mais plus affilée et plus fine encore est l'attention avec laquelle les sens, tous les sens, appliqués, tendus, collaborent. Une humanité consciencieuse, exacte, fait une peintre d'autant meilleure. La noblesse et la distinction d'esprit trouvent à s'exprimer merveilleusement bien dans la conduite du pinceau. Les gens sans soin peignent aussi sans soin.  Ils peuvent se montrer géniaux mais jamais grands.




De l'usage de la couleur
Quelques autres lignes du même texte du même Robert Walser en parleront mieux que je ne saurais le faire:

    … les couleurs qui me sont les plus chères et les plus fidèles, je les ai employées très simplement, c'est-à-dire que je les ai traitées à distance et avec froideur. Quelle contradiction: être éperdument amoureux d'une chose (la couleur) et devoir pourtant lui témoigner une froide réserve! C'est un art, et l'avoir appris fait tout ce qu'il peut y avoir de sorcier dans la peinture. Aimer la couleur ardemment, de toute son âme, et avoir pourtant la volonté d'être aussi peu aimable, aussi peu familier que possible avec elle. C'est que les couleurs se jettent sur nous! Et c'est bien cet assaut de tendresse qui risque d'être désastreux pour le tableau et qu'il faut apprendre à repousser froidement et sans faiblesse.

Du déplacement en peinture
La peinture et les dessins de Mathilda ressortent du genre appelé la grottesque ³, ils peuvent l'évoquer. J'en tiens pour preuve un tout petit tableau intitulé Il promène à pied, son arbre à pieds où nous voyons, marchant devant, un moine tenant en laisse un tronc le suivant tel son prisonnier, tronc marchant sur des pieds (nus), sinon, me direz-vous, comment pourrait-il avancer? Les deux sortants diagonalement d'une grotte dont on voit l'entrée sur la gauche: un mystère que ce tableautin!

Mystère, soit! Mais, m'apparait plaisant ce que je ne comprends pas, m'apparait excitant ce que je connais pas. De nous offrir des connaissances inconnues, de nous proposer de fréquenter le temps d'un instant l'inouï — ce que par crainte nous n'oserions faire — est une autre vertu de l'art.

Du sens
Ésope reste ici et se repose.
Je convie ici le primo fabuliste (et le célèbre palindrome) pour discuter la narration dans l'œuvre peint de Mathilda où nous trouvons en situation des animaux animaux et des animaux humains: un vrai bestiaire ! Sans oublier les végétaux et les minéraux, cela va sans dire… Mais ici, contrairement à toute fable, il n'est point de morale pour la conclure ! Et une narration sans sens (sans destination concrète) n'en est pas vraiment une. C'est ce qui se passe dans la peinture de Mathilda: ce ne sont que contes “insensés”: à dormir debout, en quelque sorte absurdes (absurde: le mot est dit! Le genre est énoncé!) qui fréquentent l'Unheimlichkeit (l'inquiétante étrangeté freudienne).

Du silence en peinture
Il faut le dire tout net: les anges sont des mouettes, ou plutôt, les mouettes sont des anges dans le monde peint de Mathilda, avec leur œil rond et mal aimable (comme les mouettes le sont). Quant à savoir si, comme les anges, elles nous protègent ou bien si elles nous surveillent ?… En tout cas ce sont des mouettes muettes (les choses ne se jouent parfois qu'à une lettre près…). Contrairement à celle du monde réel, la mouette peinte est silencieuse: ce qui est heureux au vu du cri de cet animal! Nous nommerons ici une autre des vertus de la peinture, et celle de Mathilda est pour cela exemplaire: son silence. Lequel donne un air bienvenu de gravité.

De la narration
Ce silence du moment muet de la rencontre ne dure qu'un temps car la peinture de Mathilda a aussi la capacité de susciter en nous toutes les interrogations quant à la généalogie du moment présent devant nos yeux. Une histoire s'est passée avant le moment de la présentation qui nous est donnée à voir ; une histoire que nous ne connaîtrons pas car rien dans ce que nous voyons ne nous la précise, alors que tout ce nous voyons, et qui nous surprend, nous donne le désir d'élucubrer ces généalogies qui nous amèneraient à la compréhension de ce moment ci-devant nos sens. Nous ne pouvons qu'imaginer des hypothèses qui se maintiendront sans vérifications. Et ne nous resterons que des énigmes qui prêtent à sourire (parfois jaune…) et c'est bien ainsi.

Et c'est sur ce bien ainsi que je conclurai ces bribes de considérations et réflexions, en regrettant de ne pas raconter quelque histoire animale — alors que je pourrais, dans le genre précité: “à dormir debout”, si j'osais… raconter une histoire, telle celle véritablement soporifique de la rencontre de l'aï et de la mouche tsé-tsé… mais je ne le ferai pas car il est ici question du travail et rien que du travail, répétons-le: surprenant tout autant que pertinent, de Mathilda Marque Bouaret.



* une façon d'épochè
** évident provient du latin videre: voir
¹ ce qui-vive cher, entre-autres, à Pascal Quignard.
² Idiotie re-convoquée ici, qui nous parle «de quelque chose d’à la fois solitaire, unique et inconnaissable ? Si le mot grec ancien idiotes décrit une personne dénuée d’intelligence et de raison, il signifie d’abord simple, particulier, unique».
³ Grottesque: de l'italien grotta, grotte Cf. l'excellent essai éponyme d'André Chastel.

Texte d’Yves Caro
Exposition Œil rond et mal aimable, 2019
Atelier W, Pantin
    Certains contes commencent à l’orée d’un bois. Selon un code géographique si bien connu dans la littérature qu’il est effarant de voir encore des personnages de fiction y pénétrer naïvement, il figure un seuil de la réalité ; au-delà tout bascule dans l’étrange et peut finir dans le sang. Que présage alors cette souche au premier plan du tableau, quand le titre précise ainsi l’enjeu pictural de ce bucheronnage: L’arbre peint, subitement coupé, dénude cette scène ? Disons qu’il ne faudra s’attendre ici à un autre dénouement que l’image-même, dans sa composition, ni à d’autre scenario que celui qui se joue là, dans sa présentation, et que voilà au moins deux raisons de prendre garde aux chausse-trapes dans l’exposition de Mathilda Marque Bouaret. Car, déjà, le motif du crime se confond avec ses conséquences dans une contorsion de l’espace-temps du tableau qui ne laisse pas indemne celui de la galerie : à peine coupé, l’arbre est le sujet de la scène qu’il cachait au loin. Cela confirme que toute image peinte est un leurre, certes, mais que le voile se lève sans cesse sur une autre feinte et que rien n’est mis à nu sans avoir encore quelque chose à cacher, en témoigne cette exhibition singulière des carnets à dessin de l’artiste.

    Ils s’entrouvrent sur des visions excentriques ou de petites scènes qui font déraper l’ordinaire – entrainant les règles de la perspective et parfois de la bienséance – dans un cauchemar plus ou moins idiot, plus ou moins cruel, et où, comme dans les dessins de Roland Topor, le rire salvateur traduit une inquiétude plus sourde sur la condition humaine. Cet imaginaire se teinte encore de noirceur dans la peinture sur bois ou sur les plaques de métal à la surface oxydable qui campent des scènes humides, quand le signe de putréfaction de la nature morte est le sujet du tableau (Les oiseaux et les moucherons), ou la mort qui rode dehors serait déjà passée à l’intérieur (Portrait). Ici aussi, les visages sont absents et les membres découpés. Mais cette chair refroidie est étrangement éprise d’un malaise érotique qu’attisent ces orifices et ces bâtons de bois, dans une certaine grammaire menuisière, jusque dans la vis enlacée par un corail et les gonds de la fenêtre par laquelle s’engouffre un rideau liquide. C’est par ces voluptés, peut-être que la peinture attrape celui qui la regarde, comme à main nue, afin qu’il y pénètre. Car tel est le dessein du tableau qui, à ces fins, use tout autant des moyens propres à la peinture, bien entendu. Soit l’épaisseur de la matière ou la profondeur de la composition, qui, dans l’impermanence du style, semble maintenir une hiérarchie des plans instaurée à la Renaissance pour les scènes saintes.

    Plus loin, le fantasme d’un séjour du spectateur dans l’espace pictural s’achève par un drame psychologique aux couleurs douces (Sans titre), à moins que ces corps étendus, en captivité dans un dispositif d’exposition, n’y subissent un traitement thérapeutique.



Texte de Julie Portier
Exposition Le Choix du Printemps 2017
L’Adresse du Printemps de Septembre, Toulouse